LES ENFANTS FANTOMES MARCHENT PARMI NOUS

LES ENFANTS FANTOMES MARCHENT PARMI NOUS

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L’un des défis les plus préoccupants auxquels l’Afrique est confrontée demeure le défaut d’enregistrement des naissances. En d’autres termes, un grand nombre d’enfants ne sont pas déclarés à l’état civil et ne possèdent donc aucun acte de naissance. Cette situation donne lieu à une réalité paradoxale : ces enfants existent physiquement, mais sont juridiquement inexistants, d’où l’expression d’« enfants fantômes ».

Quelle est la situation actuelle dans nos États ? Quelles sont les causes profondes de ce phénomène, et quelles en sont les conséquences concrètes pour les enfants, les familles et les sociétés ? Quelles solutions devons-nous mettre en œuvre pour garantir à chaque enfant son droit à une identité légale ? Autant de questions auxquelles nous tenterons d’apporter des réponses dans la suite de notre analyse.

Selon le dernier rapport de 2022 de l’UNICEF, dans les chiffres clés sur l’enregistrement des naissances en Afrique, il est dit que : Sur l’ensemble des nourrissons africains, environ 27 millions ne possèdent pas d’acte de naissance dont 21 millions ne sont pas enregistrés et 6 millions enregistrés mais sans acte de naissance.

Près de la moitié des enfants africains de moins de 5 ans ne sont pas enregistrés selon les pays et régions.

En Afrique, sur 10 enfants de moins de 5 ans qui ne sont pas enregistrés, 4 vivent dans la partie Est du continent.

L’Afrique compte 116 millions d’enfants de moins de 5 ans sans acte de naissance dont 91 millions non enregistrés et 25 millions dont la naissance déclarée n’est pas prouvée par un acte de naissance.

116 millions d’enfants sont sans acte de naissance sur tout le continent dont 49 millions à l’Est, 29 millions à l’Ouest, 19 millions en Afrique australe, 17 millions au centre et 1 million au Nord.

Il est plus qu’évident vu ces rapports que la situation de l’état civil de nombreux africains est préoccupante et l’on devrait se pencher là-dessus sérieusement. Mais à quoi tout cela est dû ?

L’une des causes majeures du défaut d’enregistrement des naissances en Afrique réside dans l’ignorance des populations, en particulier dans les zones rurales. Pour de nombreux parents, notamment ceux qui n’ont pas reçu d’éducation formelle, la déclaration d’un enfant à l’état civil ne représente pas une priorité. L’acte de naissance est perçu comme un document secondaire, voire inutile, tant que l’enfant n’est pas confronté à une situation administrative spécifique (scolarisation, obtention de documents, soins médicaux, etc.).

Ce manque de sensibilisation traduit l’absence d’une culture juridique de l’identité civile et révèle le besoin d’éducation citoyenne à la base. En réalité, sans compréhension claire de l’importance de l’acte de naissance, les familles ne mesurent pas les conséquences d’une telle omission.

La répartition inégale des services de l’état civil est un autre obstacle majeur. Dans de nombreuses régions reculées, les centres d’enregistrement des naissances sont situés à plusieurs kilomètres des villages. Ce facteur géographique crée une barrière logistique : plus la distance est grande, plus les déplacements deviennent coûteux et épuisants, surtout pour des familles vivant dans des conditions précaires et sans moyens de transport.

Cet éloignement décourage fortement les parents, qui préfèrent reporter ou abandonner complètement la démarche, d’autant plus lorsque l’enfant est en bonne santé et que rien ne semble l’exiger de manière urgente.

Même si l’enregistrement des naissances est censé être gratuit dans de nombreux États, les réalités de terrain sont bien différentes. Certains frais sont exigés pour l’établissement de l’acte, sans parler des pénalités de retard si la déclaration n’a pas été faite dans les délais légaux. Pour les familles vivant sous le seuil de pauvreté, ces montants sont souvent jugés excessifs.

Ce coût, qu’il soit réel ou simplement perçu comme tel, constitue une barrière supplémentaire. Les familles préfèrent prioriser les dépenses liées à la survie quotidienne (nourriture, soins médicaux, scolarité d’autres enfants) plutôt qu’un document administratif dont elles ne perçoivent pas l’utilité immédiate.

La Première Dame de Côte d’Ivoire, Madame Dominique Ouattara, soulignait à juste titre dans le cadre des activités de sa fondation Children of Africa :

“Un enfant issu des 20 % de ménages les plus pauvres a beaucoup moins de chances d’être enregistré que les autres. Ceux provenant des minorités ethniques ou de familles réfugiées sont encore plus susceptibles de n’apparaître dans aucun registre officiel.”

Le défaut d’enregistrement s’inscrit dans un cercle vicieux de pauvreté. Les populations concernées vivent dans une précarité chronique, où l’accès à l’alimentation, à la santé, à l’eau potable ou à l’éducation reste problématique. Dans ce contexte, les démarches administratives apparaissent comme des « luxes » inaccessibles.

Ainsi, les dépenses associées à la déclaration de naissance ne peuvent objectivement pas être priorisées, même si elles sont reconnues comme utiles à long terme.

Au-delà des freins sociétaux, le défaut d’enregistrement des naissances est aussi imputable à l’insuffisance de politiques publiques cohérentes et déterminées. Dans certains pays, l’état civil demeure un secteur négligé, sous-financé, sans stratégie de modernisation, ni couverture nationale efficace.

Pire encore, les initiatives mises en place pour favoriser l’enregistrement sont parfois minées par la corruption. Des agents peu scrupuleux réclament des frais illégitimes, exigent des documents inutiles ou retardent volontairement les procédures pour obtenir des pots-de-vin. Cette corruption décourage davantage les familles, qui perdent confiance dans le système administratif.

La non-déclaration des naissances n’est pas un simple oubli administratif ; elle entraîne des répercussions profondes sur l’individu, la société et les institutions étatiques. L’enfant non enregistré est privé de droits fondamentaux et de nombreuses opportunités essentielles à son développement.

1. Privation du droit à l’identité

L’acte de naissance est la première reconnaissance légale de l’existence d’un enfant. Sans ce document, il n’a aucune identité juridique : il ne figure dans aucun registre officiel, et aux yeux de l’État, il n’existe pas. Cela constitue une violation flagrante de l’article 7 de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), qui garantit à tout enfant le droit à un nom, une nationalité et une identité.

Être sans identité revient à être invisible dans la société. Cela empêche l’enfant d’être protégé par les lois et l’expose à toutes sortes de violations sans possibilité de recours.

2. Obstacles à l’accès à l’éducation

Dans de nombreux pays africains, l’inscription à l’école, surtout à partir d’un certain niveau, nécessite la présentation d’un acte de naissance. En l’absence de ce document, l’enfant est souvent exclu du système éducatif formel. Même s’il parvient à être scolarisé de manière informelle, il ne pourra pas passer d’examen officiel ni obtenir de diplôme reconnu par l’État.

L’absence d’éducation limite ses perspectives d’avenir, accroît les risques de pauvreté future et le condamne à la marginalisation sociale.

3. Difficultés d’accès aux soins de santé et à la protection sociale

Sans preuve d’identité, l’enfant ne peut souvent pas bénéficier des programmes publics de santé, notamment les campagnes de vaccination, les soins gratuits pour les enfants ou les aides sociales. Il peut être exclu des systèmes de sécurité sociale ou des services destinés aux enfants vulnérables, comme les aides alimentaires ou les programmes de soutien nutritionnel.

Cela compromet sérieusement son droit à la santé, à la survie et au développement, tel que consacré par l’article 24 de la CDE.

4. Exposition accrue à l’exploitation et aux abus

Les enfants non déclarés sont extrêmement vulnérables aux formes les plus graves d’exploitation : travail des enfants, traite, exploitation sexuelle, enrôlement dans des conflits armés, etc. Ne figurant sur aucun registre, ils sont difficiles à retrouver ou à identifier en cas de disparition ou d’enlèvement.

L’anonymat juridique favorise ainsi l’impunité des auteurs de violences et d’abus à leur encontre, car il n’existe aucun lien administratif officiel entre l’enfant et ses tuteurs légaux.

5. Impossibilité de faire valoir ses droits civiques plus tard

À l’âge adulte, l’enfant non enregistré ne pourra pas obtenir de carte d’identité, de passeport ou de permis de conduire. Il lui sera difficile, voire impossible, d’ouvrir un compte bancaire, d’être recruté légalement, de se marier civilement ou de voter.

Autrement dit, il sera exclu de la vie publique et citoyenne, incapable de participer activement au développement de son pays. Cette exclusion crée un cercle vicieux d’invisibilité et de pauvreté.

6. Risques en cas de séparation familiale ou de déplacement

En situation de crise (catastrophes naturelles, conflits armés, déplacements forcés), les enfants non enregistrés sont particulièrement vulnérables. Sans acte de naissance, il est presque impossible de prouver leur identité ou de les réunifier avec leur famille en cas de séparation. Ils peuvent être considérés comme des enfants abandonnés ou apatrides, sans aucune garantie de protection.

Le défaut d’enregistrement des naissances ne nuit pas uniquement aux enfants concernés. Il affaiblit aussi la capacité des États à planifier, gouverner efficacement et garantir les droits fondamentaux de leurs citoyens. Voici les principales conséquences observées :

1. Difficultés dans la planification des politiques publiques

Les États ont besoin de données fiables sur leur population pour élaborer des politiques sociales et économiques adaptées. L’absence d’enregistrement des naissances fausse les statistiques démographiques : les gouvernements ne connaissent pas avec précision le nombre d’enfants sur leur territoire, leur répartition par sexe, par âge ou par région.

Cela complique la planification dans des secteurs clés tels que la santé, l’éducation, la sécurité sociale, ou encore les infrastructures. Par exemple, sans données exactes, il est difficile de prévoir le nombre de salles de classe ou de centres de santé nécessaires dans une zone donnée.

2. Perte de contrôle sur le territoire national

L’absence d’identité civile favorise les mouvements non régulés à l’intérieur des pays, voire au-delà des frontières. Cela facilite des activités illégales comme la traite des êtres humains, l’exploitation des enfants ou l’utilisation de faux documents.

Le manque de maîtrise des naissances et des identités affaiblit l’autorité de l’État, rend poreuses les frontières, et compromet la sécurité nationale.

3. Affaiblissement du système de protection de l’enfance

Un État qui ignore officiellement l’existence d’une partie de ses enfants est dans l’incapacité de les protéger. Sans enregistrement, aucun suivi n’est possible en cas de maltraitance, de travail forcé, de mariage précoce ou d’exploitation. L’absence d’identité limite l’action des services sociaux et de la justice, car il n’y a aucun fondement juridique pour intervenir efficacement.

Cela compromet les objectifs des politiques de protection de l’enfance, et affaiblit le respect des droits de l’homme dans leur globalité.

4. Difficulté à atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD)

L’Objectif 16.9 des ODD vise à « fournir une identité juridique à tous, notamment grâce à l’enregistrement des naissances, d’ici 2030 ». Si les enfants ne sont pas enregistrés, les États ne pourront pas mesurer leurs avancées ni justifier de progrès concrets auprès de la communauté internationale.

Le défaut d’enregistrement est donc un frein à l’engagement international des pays, et peut affecter leur éligibilité à certains financements ou programmes de coopération.

5. Perte de capital humain

En excluant des milliers, voire des millions d’enfants de l’école, du système de santé, du marché de l’emploi ou de la vie civique, les États privent leur économie d’un capital humain essentiel. Ces enfants non enregistrés deviennent souvent des adultes précaires, sans qualification, marginalisés, et donc incapables de contribuer pleinement à la croissance nationale.

À long terme, cela engendre un manque de productivité, une charge pour le système social, et accentue les inégalités.

6. Alimentation de la corruption et perte de confiance dans l’administration

Lorsque les procédures d’enregistrement sont compliquées, coûteuses ou corrompues, les citoyens perdent confiance dans l’État et son administration. Cela alimente un climat de méfiance, d’inefficacité institutionnelle et de désengagement civique.

Le défaut d’enregistrement devient ainsi un symptôme de la faiblesse structurelle de l’État, mais aussi un facteur qui renforce cette faiblesse.

Il est impératif de créer des centres d’état civil dans tous les villages ou d’intégrer ce service dans les structures existantes comme les mairies, écoles ou centres de santé. En parallèle, le déploiement d’unités mobiles d’enregistrement dans les zones rurales et isolées permettrait d’atteindre les familles éloignées, souvent laissées pour compte. Ces dispositifs doivent aller de pair avec la gratuité ou la réduction des frais d’enregistrement.

L’acte de naissance doit devenir une formalité systématique dans le parcours de l’enfant. Dans les maternités, les sage-femmes et agents de santé doivent être formés pour enregistrer les nouveau-nés avant leur sortie. Les écoles peuvent aussi devenir des relais essentiels en repérant les enfants non déclarés, en sensibilisant les parents et en facilitant les démarches de régularisation par des campagnes de déclaration tardive.

Des campagnes massives de sensibilisation dans les langues locales sont indispensables pour expliquer, de manière simple et culturelle, l’utilité de l’acte de naissance. Les radios rurales, les réseaux sociaux, les marchés, les lieux de culte et les cérémonies communautaires doivent être utilisés à cet effet. Les leaders religieux, traditionnels et communautaires doivent être pleinement associés à cette mission, car leur influence est déterminante.

La numérisation des registres d’état civil, l’interconnexion entre les hôpitaux, mairies et tribunaux, ainsi que la formation des agents à ces outils modernes, garantiront un système fiable, rapide et sécurisé. Par ailleurs, les États doivent renforcer leur coopération avec les ONG, les associations locales, les psychologues, juristes, éducateurs et organismes internationaux pour une réponse coordonnée. Ce partenariat permettra de mieux atteindre les enfants réfugiés, déplacés ou marginalisés.

Les États doivent faire de l’enregistrement des naissances une priorité nationale, avec un budget dédié, des lois claires et des dispositifs réguliers d’enregistrement gratuit ou rétroactif. En complément, il faut instaurer des mécanismes de contrôle et de sanctions contre les lenteurs, les négligences ou la corruption. Enfin, les familles doivent être responsabilisées par l’éducation parentale et l’incitation, en conditionnant par exemple certaines aides (santé, éducation) à la possession d’un acte de naissance.

Il est totalement inadmissible que nous continuions à léser nos enfants en ne les déclarant pas car cela leur est très nuisible. Il faudrait donc tous les acteurs concernés se mettent à l’œuvre pour éradiquer ce phénomène.


Abel Ouguehi SERY

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